«Quiconque sauve une vie sauve l'univers tout entier. » Cette devise extraite du Talmud est gravée sur la médaille des Justes parmi les nations. Elle vient éclairer le parcours d'un couple de Chabanais - Albert et Marianne Béraud -, dont les noms scintillent désormais sur le mur du jardin de l'institut Yad Vashem, le mémorial de la Shoah à Jérusalem.
Leur fait d'armes ? Avoir caché et hébergé Mina et Nelee, deux petites filles juives, en 1942 puis en 1944.
Demain à Chabanais, lors d'une cérémonie très officielle, Michel Lugassy-Harel, ministre auprès l'ambassade d'Israël en France, Natan Holchaker, délégué régional du comité Yad Vashem pour la France, et Michel Gealageas, le maire de Chabanais, remettront la médaille des Justes parmi les nations aux enfants et petits-enfants d'Albert et Marianne Béraud, décédés en 1975 et en 1994.
C'était une « gueule cassée »« Mon père et ma mère étaient patriotes. Ils n'ont fait que leur devoir. Cette distinction honore aussi tous ces anonymes qui ont fait preuve d'humanité et de solidarité. Elle s'adresse à tous ces habitants de Chabanais qui savaient que Mina et Nelee étaient juives et qui restèrent silencieux », témoigne Claude Béraud, l'un des enfants d'Albert et de Marianne.
En 1944, Claude avait 16 ans. « J'étais pensionnaire à Limoges et je passais le baccalauréat. J'ai peu côtoyé Mina et Nelee, qui avait alors 9 et 13 ans. Elles vivaient à la maison, à Mayeras, un hameau à la sortie de Chabanais, sur la route de Limoges. Mes parents avaient dû les présenter comme leurs petites nièces. Papa était un notable. Tout le monde devait savoir, mais personne n'a jamais rien demandé. »
Il faut ici raconter qu'Albert Béraud était un homme respectable et respecté. Durant la Première Guerre mondiale, une balle lui avait traversé la joue, cassé la denture et crevé un œil. Il portait un bandeau. C'était une ''gueule cassée'', dont la simple présence forçait bien des égards. Il n'était pas bien grand, mais il impressionnait ses interlocuteurs, en particulier les soldats allemands lorsqu'il passait la ligne de démarcation lors de ses fréquents voyages professionnels.
Albert Béraud, expert comptable à Angers, s'était installé en 1940 à Chabanais, après la débâcle. Avec son associé charentais Henri Lionet, il dirigeait une usine de chaussures qui employait près de 250 salariés.
« Les temps étaient difficiles. Le cuir et les matières premières manquaient. Mon père avait organisé tout un système de troc entre les agriculteurs du canton, les tanneries et les fonctionnaires de l'Office national du cuir à Paris. On échangeait des chaussures contre du beurre, des œufs et du fromage », raconte Claude.
Ainsi, Albert Béraud allait souvent à Angoulême pour ses affaires. Muni d'un précieux « ausweis », il passait la ligne de démarcation à La Rochefoucauld. À Angoulême, il se rendait souvent rampe d'Aguesseau, chez un certain Chabasse. « Il y prenait du courrier à faire passer entre les zones », dit encore Claude.
Mais un jour de 1942, c'est tout autre message que reçut Abert Béraud. Sa sœur Irène, qui dirigeait un cours privé à Saint-Mandé, près de Paris, lui demanda de recueillir en toute urgence deux petites filles juives : Nelee et Mina Rainès-Lambé, âgées de 7 et 11 ans, dont les parents avaient échappé de justesse aux grandes rafles.
Sur la ligne de démarcation« Il faut imaginer ce qu'elles ont dû éprouver, à la gare d'Angoulême, en faisant la connaissance de mon père, puis à La Rochefoucauld, lors du passage de la ligne de démarcation. Mon père a dit à la sentinelle allemande qui lui demandait ses papiers que les deux gamines étaient ses filles et le gratifia d'une paire de souliers ! »
Un peu plus tard, Nelee et Mina furent conduites à Thiviers, en Dordogne, où elles retrouvèrent leurs parents et vécurent jusqu'au printemps 1944. Cependant, la situation de la famille Rainès-Lambé devenait très difficile et les deux petites filles retournèrent à Chabanais, chez les Béraud, jusqu'en octobre 1945.
Après guerre, la famille Rainès-Lambé émigra aux États-Unis. « Durant cinquante ans, nous n'eûmes aucune nouvelle. Le mari de ma sœur Colette, professeur de chirurgie maxillo-faciale à Bordeaux, entendit parler d'elles lors d'un congrès médical. Puis un soir, je reçus un fax. C'était un message de Nelee. Les retrouvailles à Latresne, en 1998, furent émouvantes et joyeuses. Le journal ''Sud Ouest'' en Gironde y consacra presque toute une page », se souvient Claude.
« Nous aimerions que le nom Béraud soit inscrit au mémorial des Justes […]. Nous allons tout faire pour que cette famille entre dans l'histoire du peuple hébreu », avait alors déclaré Nelee à notre journaliste.
Elle est décédée en 2010. Seule sa sœur, Mina, sera présente à Chabanais, demain matin.
source Sud Ouest 25 juin 2011
Un couple de Chabanais Justes à titre posthume
La médaille de Justes parmi les Nations remise à titre posthume à un couple de Chabanais. Ils avaient hébergé deux petites Juives durant la dernière guerre.
"Moi, je n'étais pas très partant pour cette distinction. Mon père a fait son devoir de patriote en 1914, mes parents ont fait leur devoir d'humanité en 1942. On ne récompense pas les gens parce qu'ils ont fait leur devoir".
Et pourtant. Pourtant, dimanche prochain, Albert et Marianne Béraud vont rejoindre la longue liste des Justes parmi les Nations, la plus haute distinction remise par l'Etat d'Israël à des personnes ayant sauvé des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale.
Claude Béraud, l'un des fils du couple, n'était pas partant pour cet hommage à titre posthume. «C'est Nelee qui a tout fait» résume-t-il sobrement. Sa soeur Françoise Berthault acquiesce. Nelee avait 11 ans en 1942, et sa petite soeur Mina, 7 ans, quand elles sont arrivées au domicile du couple Béraud, à «Mayéras», un hameau à la sortie de Chabanais sur la route de Limoges. Là où le couple Béraud s'était installé après la débâcle en 1940, après avoir laissé leur domicile d'Angers.
Tombées du ciel
«Mon père, décrit Claude Béraud, âgé aujourd'hui de 83 ans, était expert-comptable. Arrivant à Chabanais, il a pris la direction d'une grosse usine de chaussures en association avec Henri Lionet. Une belle entreprise avec 250 salariés. Cela a vite fait de mon père un notable dans le secteur».
Un homme qui compte, qui a son laisser-passer pour franchir la ligne de démarcation et rejoindre Angoulême pour ses affaires quand il le veut, et qui met en route un système de troc, échangeant chaussures contre nourriture, à une époque sombre où le ravitaillement était problématique pour tout le monde.
«En 1942, au moment des grandes rafles des Allemands contre les Juifs, mon père reçoit un coup de fil de sa soeur qui dirigeait un cours privé à Saint-Mandé, près de Paris, lui demandant de recueillir rapidement deux enfants juifs». C'est ainsi que Nelee et Mina, qui portent l'étoile jaune, et dont les parents ont échappé de justesse à la grande rafle du Vel d'Hiv de juillet 1942 (1), débarquent à Chabanais, via Angoulême -alors en zone occupée- Albert Béraud les faisant passer pour ses filles en réponse à l'officier allemand le questionnant. Le gratifiant au passage d'une paire de chaussures...
Un fax reçu en 1998
Les deux petites -comme «tombées du ciel» selon le mot de Françoise Berthault, la soeur de Claude Béraud- resteront quelques semaines à Chabanais, avant de retrouver leurs parents réfugiés à Thiviers en Dordogne. Mais elles reviennent une seconde fois à Chabanais en août 1944 quand la division Das Reich, de sinistre mémoire, sème la terreur dans le Centre-Ouest. Les Béraud en font d'ailleurs les frais quand Chabanais est attaqué: la famille s'enfuit, Albert Béraud est blessé.
Nelee et Mina retrouveront leurs parents en octobre. Et la famille partira vivre aux Etats-Unis en 1949. «Depuis, plus une seule nouvelle, reprend Claude Béraud, jusqu'à ce jour de 1998 où je reçois un fax, une longue lettre de Nelee qui avait retrouvé notre trace. Je l'ai appelée aussitôt. Vous imaginez l'émotion...»
Avec Mina, et une partie de la famille, Nelee vient quelques mois plus tard en France. A Latresne, en Gironde, où réside aujourd'hui Claude Béraud, et bien sûr, à Chabanais, où elles retrouvent la maison de Mayéras, cinquante-quatre ans après.
«Nelee a voulu à tout prix faire reconnaître le geste de nos parents, témoignent Claude Béraud et Françoise Berthault, c'est comme ça qu'on a reçu un courrier du Mémorial Yad Vashem, nous indiquant que nos parents allaient recevoir à titre posthume la médaille des Justes parmi les Nations».
C'est Sébastien Leyssenot, un arrière-petit-neveu de Claude Béraud, qui recevra, au nom de tous les descendants, cette distinction dimanche. A Chabanais. «C'était évidemment impossible d'organiser cette cérémonie ailleurs qu'à Chabanais» glisse, ému, Claude Béraud.
Si Nelee, décédée l'an passé, ne sera pas là, Mina sera à Chabanais, avec ses enfants et ceux de Nelee. Ainsi qu'une cinquantaine de Béraud et apparentés. Pour une grande fête des retrouvailles.
(1) Léon Rainès-Lambé, ingénieur de formation, et son épouse, étaient d'origine lituanienne. Ils avaient émigré en France dans les années 20.
Sébastien Leyssenot: l'émotion
«Une sacrée émotion...» Sébastien Leyssenot ne le cache pas: recevoir, au nom de toute la famille, la médaille de Justes parmi les Nations, remise en hommage à ses arrière-grands-parents, va lui provoquer un sacré pincement au coeur.
C'est lui en effet que Claude Béraud, son arrière-grand-oncle, a désigné pour recevoir l'hommage du Mémorial Yad Vashem, l'organisme israélien chargé d'honorer celles et ceux qui ont sauvé des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale.
«Je connaissais très bien cette histoire, note Sébastien Leyssenot, 33 ans, qui réside à Angoulême, car j'ai très bien connu mon arrière-grand-mère, avec qui j'ai eu des entrevues très régulières jusqu'à l'âge de 17 ans, jusqu'à son décès en 1994. Elle habitait boulevard de Bury à Angoulême et j'allais la voir toutes les semaines. Comme ma mère d'ailleurs, qui allait déjeuner avec sa grand-mère tous les midis».
Sébastien Leyssenot, qui est assistant d'éducation dans un lycée, et s'apprête à passer un concours pour être enseignant d'histoire et géographie, aura, pour ses futurs élèves, une histoire très concrète à raconter quand il abordera l'occupation et l'histoire des Juifs.«Ce qui est étonnant, souligne encore Sébastien Leyssenot, c'est que personne n'a dénoncé mes arrière-grands-parents, et leurs deux petites protégées juives durant les deux périodes, en 1942 puis en 1944, où ils les ont recueillies à leur domicile. Ils disaient que c'était des petites «cousines», mais quand même, les gens savaient bien...»
Dimanche prochain, à l'heure de la remise de la médaille, Sébastien Leyssenot devra dire quelques mots. «Je vais mettre quelques idées sur le papier, mais pas de discours. Je laisserai parler mon coeur».
Mina Parsont, âgée aujourd'hui de 76 ans, comme Françoise Berthault, qui parle de Mina comme de sa «soeur jumelle», interviendra également.
source charente libre 21 juin 2011